vendredi 25 novembre 2011

le temps que les autres boivent


C’était l’une de ces soirées où les gens du bureau oublient pour un moment qu’ils sont collègues et deviennent soudainement chaleureux, drôles et bruyants. De ces soirées où les gens ennuyeux rentrent tôt ou s’effacent pour que l’ambiance s’installe. De ces soirées floues et sensuelles qui accélèrent puis ralentissent dans la musique et les bribes de conversation, dans la pénombre et dans le bruit. De ces soirées qui éclatent en mille petites bulles d’intimité pour laisser à la fin un danseur solitaire, quelques couples improbables, des cadavres endormis, trois irréductibles farceurs autour d’une bouteille et le comptable cherchant inutilement son manteau dans la pile alors qu’il s’est enfui vers le balcon arrière au bras d’une jolie fumeuse.

Pour l’heure, les gens mangeaient, surtout Julien qui voulait retarder le plus possible le moment où il ne pourrait plus s’arrêter de boire. Il entendait encore l’écho des flûtes de faux champagne servi à l’apéro. Malade d’envie, il regardait pour une deuxième et une troisième fois les autres remplir de vin leur coupe déjà vide. Il osait à peine regarder la sienne, plus attirante dans sa robe vermeille que les plus belles des convives. Et quand par malheur, il lui jetait un coup d’œil, il lui semblait pouvoir humer à distance son parfum. Dès lors, ses papilles oubliaient le magret de canard et réclamaient à boire. Mais Julien savait très bien que ses fantasmes délectables tenaient du délire. Il savait qu’il oublierait la fameuse coupe dès qu’elle effleurerait ses lèvres. Dès qu’elle effleurerait ses lèvres, il attendrait la suivante. Avalant le précieux nectar sans plus de plaisir que s’il le jetait au fond de l’évier. Cette seule pensée raffermissait sa volonté, légèrement, un peu, à peine. Manger. N’importe quoi pour ne pas boire. Manger. De la volaille, du riz, des pruneaux, de la salade et une goutte… une goutte de vin. Aigre.

À mesure qu’il ne buvait pas, Julien assistait à la transformation de ses collègues. Daphné, qui en était à sa sixième coupe ─il comptait─, se penchait de plus en plus souvent vers lui, se rapprochant à tel point qu’il aurait pu boire dans son verre. Michel criait sur tous les toits, serait bientôt papa, était déjà fier de son enfant prodigue et exhalait malgré tout une profonde nostalgie du célibat. Simon et Annie parlaient à voix basse, secrets comme s’ils complotaient la chute de quelque empire. Posté au bout du comptoir, Louis le mélomane jouait au D.J., alternait les vieux tubes et les nouveautés en pianotant sur son portable. Les autres riaient d’une blague douteuse concernant l’absence de la trop douce Caroline. Par-dessus le tumulte, Julien entendait la trotteuse de l’horloge tout près du frigo se traîner bruyamment les pieds, effectuer péniblement chaque tour de piste. Le temps, constatait-il, passe infiniment plus vite en millilitres qu’en secondes.

Cette réflexion microscopique résonna en Julien comme un coup de gong. Déclic familier. Celui qui, ce soir, légitimerait sa soif. Pourquoi attendre? À une gorgée, je n’écouterai plus l’heure. À un seul verre, je rattraperai la fête. À une bouteille, je rejoindrai Daphné. À deux, nous chevaucherons la nuit. Et quelques gouttes plus tard, l’aube nous bordera dans le même lit.

Dans la lumière crue du matin, des marteaux dans la tête, Julien se réveilla seul au fond de sa baignoire, à soixante-dix ans.

lundi 7 novembre 2011

apprenti haïkiste

la plume revient vers l'encrier
où étais-tu?
c'est une longue histoire

mon canot silencieux
survole la forêt
sur le reflet des arbres

voir l'automne
au bout d'un bâton
sans couleur

deux maillot oubliés sous un parasol
elle profite de la mer
je profite du soleil

devant l'étui d'un violoniste
le métro passe
sans jeter un sous

au comptoir d'un café
l'ittinérant vide ses poches
sans pouvoir emplir son ventre

un rayon de lune
sur ton côté du lit
brille par ton absence

quelques pincées de sel
sur un chemisier blanc
après la marée rouge

sur la tombe de ma mère
on pleure un ange pendu
avec son auréole

crayon effilé comme une dague
je souffle sur sa pointe
comme sur un revolver